9.
le dragonnier

En revenant d’Irianeth, après la destruction de l’empire des Tanieths, les Chevaliers Bailey et Volpel avaient ramené un bien curieux butin sous la forme d’un petit dragon rouge qu’ils avaient aussitôt offert au jeune Nartrach, car ce dernier venait de perdre son meilleur ami ailé. En effet, Stellan s’était sacrifié pour sauver la vie de son maître. L’enfant avait beaucoup pleuré, ce qui avait évidemment poussé les deux soldats à ramener la petite bête qu’ils avaient trouvée à proximité du quai de l’empereur, alors qu’elle était à la recherche de nourriture.

Nartrach avait donné à son nouveau dragon le nom de Nacarat, en raison de sa couleur. Même s’il avait côtoyé Stellan pendant un long moment, le garçon ne connaissait rien à l’élevage de ces monstres. La seule personne qui aurait pu l’aider avait choisi de vivre au pays des Fées avec son mari. Nartrach avait donc essayé de convaincre ses parents de l’y emmener, mais ceux-ci avaient d’autres projets pour leur avenir. Ils en avaient d’ailleurs longuement discuté, assis de chaque côté de la longue table dans le hall des Chevaliers, pendant que leur fils faisaient connaissance avec Nacarat dans la cour.

Même s’il était de la grosseur d’un chien, les paysans savaient trop bien qu’il finirait par atteindre la taille d’un palais et que c’était d’abord et avant tout un prédateur. Ils en parlèrent entre eux et, bientôt, tout le royaume fut au courant de la terrible menace qui planait sur lui. Du balcon de l’étage royal, Onyx surveillait lui aussi les jeux du fils de Falcon. Il savait mieux que quiconque ce dont était capable ces formidables machines de guerre qui avaient fait un grand nombre de victimes lors de la première invasion. Le mieux serait sans doute de le mettre à mort dès maintenant…

Au bout de quelques jours de discussions, Falcon et Wanda décidèrent d’abord de rendre visite à leurs familles dans leur royaume de naissance, puis de voir s’ils pourraient y trouver une terre riche et fertile où passer le reste de leurs jours en paix. Wanda embrassa son mari et lui prit la main, l’entraînant vers leur chambre, afin d’annoncer la nouvelle à Nartrach. C’est alors qu’une grande clameur s’éleva à l’extérieur. Leurs réflexes de soldats refirent aussitôt surface et ils se précipitèrent à la défense du château de leur souverain. Quelle ne fut pas leur surprise, en poussant la porte, de trouver la cour bondée de paysans qui brandissaient fourches et faux en scandant des menaces à l’intention du dragon de leur fils !

Onyx, les mains appuyées sur la balustrade de son balcon, les écoutait sans afficher ses intentions. Il attendit de longues minutes que la foule se calme, en vain. Les plus véhéments alimentaient sans cesse la colère des autres. Des Chevaliers apparurent à toutes les portes du palais et du hall, mais ils attendirent les ordres du roi.

— Silence ! ordonna-t-il finalement en amplifiant sa voix.

La magie eut l’effet d’une onde de choc parmi les protestataires. Secoués par sa puissance, ils finirent tous par se taire.

— De quel droit venez-vous perturber la paix de mon château ?

— Nous savons que vous cachez un dragon ! cria un homme. Nous voulons que vous le détruisiez !

— J’ai une salle d’audience pour ce genre de requête.

Les paysans échangèrent des regards honteux.

— Retournez chez vous et laissez-moi régler ce problème à ma façon.

Craignant une intervention surnaturelle plus persuasive de la part du souverain, la foule se retira de la cour par le pont-levis. Dès que le dernier paysan l’eut franchi, Onyx d’un geste de la main, ferma sèchement les grandes portes, même si le soleil était encore très haut dans le ciel. Il descendit le grand escalier en se rappelant qu’autrefois il le dévalait plus cavalièrement. Les deux personnes à qui il voulait parler venaient justement à sa rencontre, dans le couloir qui menait au hall.

— Où est votre fils ? gronda Onyx, comme un fauve.

— Il est dans sa chambre, l’informa Wanda.

— Ai-je vraiment besoin de vous convaincre que son nouvel animal de compagnie pourrait bien tous nous dévorer dans quelques années ?

— En fait, nous ignorons tout des dragons, avoua Falcon.

— Raison de plus pour nous en débarrasser maintenant.

— Il ne faudrait pas oublier l’aspect humain de la question non plus, s’interposa Wanda. Nartrach est un petit garçon très sensible qui vient de perdre son meilleur ami.

— Son meilleur ami ? répéta Onyx, incrédule. Suis-je le seul à me rappeler que Stellan s’en est déjà pris aux Chevaliers d’Emeraude ?

— Pourrions-nous trouver une solution au lieu de nous disputer ? suggéra Falcon.

— Je vous écoute ! lâcha le roi en se mettant les mains sur les hanches.

— En ce moment, ce dragon n’est qu’un bébé qui n’arrive même pas à voler ou à se nourrir par lui-même. Il ne représente aucun danger pour qui que ce soit. Si nous devons séparer Nartrach de cet animal, il ne faut pas que ce soit parce que le peuple lui a fait des menaces.

— Pourtant, le peuple a raison.

— Nous en sommes conscients, ajouta Wanda. Mais l’équilibre mental de notre enfant est tout aussi important que les demandes de vos sujets, Majesté. Il faut prendre le temps de lui expliquer ce qui attend son dragon, s’il le garde.

— Allons-y tout de suite, alors.

— Il faudrait aussi que cette explication émane d’une personne neutre.

— Vous n’allez pas encore importuner mon ami Hadrian, qui est allé méditer avant de refaire sa vie ?

— Nous pensions plutôt à quelqu’un qui connaît bien les dragons, expliqua Falcon.

— Pas l’un de ces horribles petits insectes jaunes qui les dressent, j’espère.

— Non, le rassura Wanda. Elle a la peau bleue et elle en a déjà dressé un.

— Nous pourrions nous rendre au pays des Fées avec…

Falcon n’eut pas le temps de terminer sa phrase que son roi disparaissait devant lui. Quelques secondes plus tard, il se matérialisait en tenant Eliane par le bras.

— Mais qu’est-ce qui vous prend ? s’exclama la Fée azurée.

— Nous avons besoin de vous, se contenta de répondre Onyx en l’entraînant dans le corridor.

Falcon et Wanda s’empressèrent de les suivre jusqu’à l’aile des Chevaliers. Les sens magiques du souverain lui indiquèrent dans quelle chambre se trouvait l’enfant. Wanda se précipita devant la porte pour barrer le chemin à Onyx.

— Ne le brusquez pas ou vous aurez affaire à moi, l’avertit-elle.

Wanda était toute menue, mais lorsqu’il était question de la sécurité de sa progéniture, elle pouvait devenir aussi féroce que Swan.

— J’aimerais bien savoir ce que vous attendez de moi, se hérissa Éliane.

— Il y a dans cette pièce un gamin qui a reçu en cadeau un bébé dragon, la renseigna Onyx. Il faut lui faire comprendre la menace qu’il représentera dans quelques années.

— Si ce n’est que cela…

— Ouvrez la porte, ordonna le roi, qui n’entendait pas à rire.

Wanda poussa un soupir de contrariété, mais fit tout de même ce qu’il demandait. Onyx entraîna la Fée à l’intérieur. Assis sur son lit, Nartrach ne sembla pas surpris de voir arriver la délégation d’adultes. À ses pieds, la petite bête écarlate dressa son long cou et montra les crocs. Pendant une fraction de secondes, Onyx eut l’idée de régler le problème sur-le-champ en lui arrachant sa petite tête.

— Ce qu’il est mignon ! s’exclama Éliane en s’approchant du lit.

Elle émit un son qui ressemblait beaucoup au ronronnement d’un chat. L’attitude de Nacarat passa instantanément du chien de garde au petit toutou affectueux. Il se mit à sautiller sur le matelas en poussant des cris aigus jusqu’à ce que la Fée lui caresse enfin le museau.

— C’est mon dragon ! l’avertit Nartrach, sur un ton possessif.

— Elle n’est pas ici pour te le prendre, mon chéri, affirma Wanda.

— En fait, Eliane a accepté de te rencontrer pour te dire à quel point il deviendra dangereux, ajouta Falcon.

— Accepté, c’est un bien grand mot, grommela la Fée qui venait d’être kidnappée.

Elle replaça les voiles de sa robe en décochant un regard courroucé à Onyx, puis se tourna vers l’enfant.

— En réalité, il ne sera pas capable de chasser avant cinq ou six ans, déclara-t-elle. Quant à ses ailes, elles n’atteindront leur pleine maturité que dans une dizaine d’années. D’ici là, il aura surtout besoin d’une discipline stricte, comme n’importe quel animal domestique.

Exaspéré, Onyx la fit disparaître, ce qui provoqua de nouveaux grognements de la part du dragon.

— Ce que personne n’est capable de te dire, précisa-t-il, c’est que dans quelques années, ton dragon va se nourrir de nos troupeaux de chevaux, de vaches et de moutons, et que le peuple me demande de faire quelque chose pour que cela n’arrive jamais.

Nartrach agrippa Nacarat par-derrière et le serra contre lui.

— Vous voulez le tuer ? s’étrangla-t-il.

— Il ne sentira rien.

— Majesté ! protesta Wanda qui voyait les yeux de son fils se remplir de larmes.

— Eliane vient de nous apprendre qu’il ne pourra pas se nourrir seul avant plusieurs années, intervint Falcon. Est-il vraiment nécessaire de prendre cette décision ce soir ?

— Je veux bien vous accorder quelques jours de réflexion, mais ma sentence est sans appel.

— Je porterai ma cause à la plus haute instance ! s’écria le gamin.

— Malheureusement pour toi, c’est moi, lui rappela Onyx avant de se dématérialiser.

— Je suggère que nous mettions nos plans à exécution, malgré ce qui vient de se passer, déclara Wanda en levant un regard insistant sur son époux.

La famille fit donc ses bagages, sella ses chevaux et se mit en route. La monture de Nartrach commença par refuser de porter sur son dos le petit dragon dont la tête se balançait de gauche et de droite pour tout voir, alors Falcon installa des œillères sur la bride, ce qui régla temporairement le problème. Toutefois, tandis qu’ils se dirigeaient vers les terres de Diamant, où Wanda avait vu le jour, le père se mit à la recherche de solutions plus permanentes. Ils ne demeurèrent pas longtemps dans ce pays voisin d’Émeraude, puisque les paysans les chassaient de tous les endroits où ils s’arrêtaient.

Ils descendirent donc jusqu’au Royaume de Turquoise, lieu de naissance de Falcon, mais partout où ils passaient, les Turquais leur claquaient la porte au nez dès qu’ils apercevaient Nacarat.

— Nous ne pourrons plus jamais rester nulle part, déplora Nartrach, alors que la famille avait dressé un campement dans une clairière, au milieu de la forêt ancestrale.

— Sauf à Irianeth, précisa Wanda qui voyait toujours le bon côté des choses.

— J’y réfléchis depuis quelques jours, avoua Falcon, Il nous faudrait habiter une terre éloignée de tous les villages, où ton dragon serait bien accueilli.

— La Forêt Interdite ? grommela l’enfant.

— Jasson y a aménagé un temple, à ce qu’on m’a dit, se rappela Wanda.

— Je n’ai aucune envie de m’exiler, les avertit Falcon.

A court d’idées, sa femme et son fils attendirent qu’il livre enfin le fond de sa pensée.

— J’adore les chevaux et, toute ma vie, j’ai rêvé d’avoir mon propre haras. Au nord-est de la Montagne de Cristal, les chevaux-dragons de Kira paissent sans surveillance. A mon avis, il est grand temps que quelqu’un les dresse et assure leur survie.

— Quelle merveilleuse idée, mon chéri ! s’exclama Wanda. Nous serions tout près du château, mais suffisamment loin pour n’importuner personne.

— En rentrant, je m’informerai de la disponibilité de ces terres.

Le petit dragon rouge se mit à sautiller autour du feu en essayant de happer des lucioles.

— Ne sont-ils pas censés avoir peur des flammes ? s’étonna la mère.

— Je vous ai dit qu’il n’était pas comme les autres dragons, soupira Nartrach.

— Il faudrait bien que j’aille chasser si tu veux le nourrir, annonça le père.

— Ce ne sera pas nécessaire.

L’enfant sortit un gros morceau de fromage des sacoches de sa selle. Nacarat cessa immédiatement ses jeux et galopa jusqu’à lui en couinant.

— Il mange du fromage ? s’étonna Falcon.

Le dragon arracha la nourriture des mains de son jeune maître et alla se coucher près d’un tronc d’arbre pour s’en délecter en paix.

— Il adore aussi les carottes, le chou, les concombres…

— Ce ne sont pas les cheptels qu’il risque de faire disparaître, mais les jardins, le taquina Wanda.

Ils revinrent donc à Émeraude, mais pour ne pas indisposer le Roi Onyx, Falcon laissa sa femme et son fils chez Bergeau, où le petit dragon fit évidemment sensation. C’était vraiment curieux de le voir chercher et rapporter les bouts de bois que les enfants lui lançaient. Cependant, même Bergeau était d’avis qu’éventuellement ses instincts de prédateur finiraient par se manifester. Tandis que son frère d’armes veillait sur sa famille, Falcon retourna au Château d’Émeraude et rencontra Kira en privé.

Depuis qu’elle était devenue mère, elle n’avait pas eu le temps de s’occuper du troupeau de juments noires que son étalon-dragon avait volé à leurs ennemis sur les plages de la côte. Elle laissait Hathir s’y rendre quand il en avait envie, mais elle n’y était pas retournée elle-même depuis qu’elle avait offert Virgith à Kevin. Elle écouta attentivement la proposition de son frère d’armes et l’autorisa à exploiter cette ressource du royaume. Une fois dressées, ces bêtes pourraient certainement rendre de fiers services aux humains. Avant de retourner auprès de sa famille, Falcon se rendit sur la grande plaine où les chevaux-dragons vivaient. Le Chevalier pourrait bâtir sa maison au pied de la montagne qui la protégerait des vents d’ouest. Elle se situerait donc à mi-chemin entre le château et la prairie.

Lorsqu’ils apprirent ce que Falcon projetait de faire, ses compagnons d’armes qui habitaient dans le royaume vinrent l’aider à construire sa maison en pierre ainsi que des enclos. Pendant plusieurs mois, la vie de la famille fut douce et agréable.

Comme l’avait indiqué Eliane, le dragon ne grossissait pas très rapidement et, à la grande surprise des parents de Nartrach, il continuait de préférer les légumes à la viande. En plus de s’occuper des chevaux, Wanda et Falcon enseignaient à leur fils le maniement des armes, au cas où, un jour, il aurait à se défendre. Au bout d’un moment, Wanda eut envie de voir du monde, alors elle retourna au château et découvrit que Bridgess enseignait aux enfants qui s’y présentaient. Avec l’accord de Falcon, la femme Chevalier commença une nouvelle carrière d’enseignante. Nartrach était maintenant assez grand pour se débrouiller et, de toute façon, son père veillait sur lui.

Puis, un matin, il se produisit un événement extraordinaire qui allait exaucer le rêve le plus secret de Wanda. Puisqu’il y avait apparence de pluie, elle avait quitté la maison plus tôt qu’à l’accoutumée. A son arrivée, elle trouva le hall des Chevaliers désert et alluma un feu pour chasser l’humidité. C’est alors qu’elle entendit une plainte sourde. Utilisant aussitôt ses sens invisibles, elle détecta une présence sous ses pieds. Elle n’avait visité les catacombes qu’une seule fois durant sa vie au château, mais elle ne craignait pas les endroits sombres. Elle se rendit donc au pied du grand escalier, s’empara d’une torche et descendit les marches usées en tendant l’oreille.

Arrivée dans l’ossuaire, elle constata que la grande cavité devant elle recelait tous les tombeaux des rois d’Émeraude, mais que, derrière elle, un couloir avait été creusé. Elle s’y aventura, tous ses sens en alerte. Les lamentations se firent encore entendre, mais, cette fois, elles étaient beaucoup plus nettes. Wanda accéléra le pas et aboutit dans une vaste pièce, qui se situait en effet juste sous le hall des Chevaliers. Grâce à sa magie, elle amplifia la lumière de la torche et aperçut un homme couché sur le dos, agité par des convulsions. N’écoutant que son cœur, la guerrière se porta à son secours. Elle jeta le flambeau sur le sol, posa les mains sur les joues du blessé et le tourna vers elle.

— Mann ? s’étonna-t-elle.

— Ne me touche pas ! hurla-t-il, terrifié.

Ses boucles blondes étaient collées sur son crâne par la sueur et son visage était tordu par la douleur. Faisant fi de son avertissement, Wanda alluma ses paumes et les passa au-dessus de son corps pour découvrir la source de son mal.

— Non ! Va-t’en ! Ne reste pas ici !

Il se débattit et parvint à se retourner sur le ventre. Sans avertissement, il bondit vers le fond de la pièce.

— Mann !

— Ne me suis pas ! Je suis maudit !

Wanda n’allait certainement pas abandonner un frère à son sort. Elle s’élança donc à sa poursuite, mais se heurta à une porte close. Elle eut beau tirer sur l’anneau en métal, celle-ci refusa de s’ouvrir. Elle eut donc recours encore une fois à la magie et parvint à l’arracher de ses gonds. Il faisait noir comme la nuit dans ce nouveau couloir, Après être retournée chercher la torche, Wanda s’y aventura, pour découvrir, au bout de longues minutes, qu’il aboutissait dans la forêt, derrière la forteresse, Mann n’était nulle part. Elle le chercha avec ses sens télépathiques, sans le trouver. Elle revint donc au château en courant et signala l’incident à Bridgess. Les deux femmes reportèrent les cours à plus tard et réunirent les Chevaliers qui se trouvaient dans le hall, soit Jenifael, Daiklan, Ellie, Lassa, Kira et Liam pour leur expliquer ce qui venait de se passer.

Tout l’avant-midi, ils parcoururent les forêts avoisinantes à cheval sans repérer leur camarade en détresse. Jenifael alerta donc les Chevaliers qui habitaient la campagne et les pays voisins, et ils se mirent eux aussi à la recherche de Mann. Ce dernier ne fut trouvé qu’au début de la soirée par le Chevalier Kerns, qui vivait au Royaume de Jade. Il avertit aussitôt ses compagnons de cesser de s’inquiéter, car il ramenait le pauvre homme chez lui pour le soigner.

Wanda ne comprit l’avertissement de Mann que quelques mois plus tard, lorsque d’importants changements se produisirent dans son corps. Son ventre se mit à grossir, comme si elle était enceinte, mais, pourtant, on lui avait dit qu’elle ne pourrait plus jamais enfanter après la naissance difficile de Nartrach. Elle décida donc de consulter Santo, lorsqu’il revint de sa tournée à travers le royaume. Le guérisseur ne fit que confirmer ce dont elle se doutait déjà. Elle attendait un enfant !

— Comment est-ce possible ? demanda Wanda.

— Il arrive que le corps se répare de lui-même, avec le temps, lui apprit Santo.

— Cette grossesse miraculeuse pourrait-elle aussi avoir un rapport avec mon intervention auprès de Mann ?

— Ce n’est pas impossible. Nous ne connaissons pas encore l’étendue de tous ses nouveaux pouvoirs.

— Il m’a dit qu’il était maudit, alors peux-tu l’assurer que l’enfant que je porte est normal ?

— Je ne sens rien de maléfique en toi, Wanda.

Après son incroyable découverte sous le Château d’Émeraude, la jeune femme avait en effet subi d’étonnantes transformations. Wanda cessa enfin de chercher la cause de sa nouvelle fertilité et se prépara à la venue de son deuxième enfant. Au grand bonheur de Falcon, elle mit au monde une fille en parfaite santé qu’ils prénommèrent Aurélys, Comme l’attention de ses parents était surtout dirigée sur la nouvelle addition à la famille, Nartrach commença à jouir d’une plus grande liberté.

Tous les jours, il s’exerçait à l’épée, à l’arc et à la lance, puis il passait plusieurs heures à dresser son dragon. Il était important, s’il voulait lui sauver la vie, que Nacarat affiche la même docilité qu’un chien. La plupart du temps, le petit animal faisait de gros efforts pour plaire à son jeune maître, mais bien souvent, il ne voulait que jouer et faisait la sourde oreille. Malgré tout, l’enfant refusait de se décourager.

Lorsque Nacarat se mit finalement à grandir, Nartrach venait tout juste d’avoir quinze ans. « Dans cinq ans, ses ailes commenceront à se développer », se rappela-t-il. Le Roi Onyx n’était pas revenu à la charge, mais on disait au château que le souverain était souffrant. Sans doute avait-il oublié l’existence du petit monstre rouge qu’il tenait tant à mettre à mort.

L’adolescent redoubla d’efforts pour rendre son meilleur ami aussi inoffensif qu’un agneau, malgré ses pattes qui devenaient de plus en plus musclées. Nacarat arrivait même à rattraper le cheval-dragon de Nartrach lorsque ce dernier le faisait galoper dans la prairie. Heureusement, les juments noires ne percevaient pas le jeune dragon encore comme une menace, ce qui permettait à Nartrach de l’emmener avec lui lorsqu’il s’occupait du troupeau.

Durant les mois suivants, toutefois, Nacarat atteignit la taille des poulains d’un an. Il débordait de son lit de bois, mais refusait de dormir ailleurs, même lorsque Falcon lui en construisit un plus gros.

— Je pense qu’il n’accepte pas de vieillir, commenta le père.

— Espérons qu’il restera comme ça, pria Nartrach.

Le dragon conserva son tempérament enjoué même lorsqu’il devint aussi gros qu’une maison. Ses ailes se mirent dès lors à allonger et à se raffermir. Instinctivement, Nacarat les faisait battre plusieurs fois dans la journée, créant des tourbillons de poussière sur la plaine. « Nous sommes en train de devenir des adultes en même temps », constata Nartrach qui avait maintenant dépassé la vingtaine. Heureusement, le régime alimentaire de l’animal n’avait pas encore changé. « Ai-je réussi à le transformer en herbivore ? » se demanda le jeune homme. Il n’y avait qu’une seule façon de le savoir : consulter la seule experte en dragon qu’il connaissait. Eliane habitait toutefois à l’autre bout du continent. Nartrach ne pouvait pas confier Nacarat à ses parents tandis qu’il se rendait chez les Fées, car ils ne connaissaient pas les habitudes de son animal, et il ne pouvait certainement pas traverser tous ces royaumes sans causer un grand émoi. A moins que…

— Nacarat, viens ici, ordonna-t-il.

Le dragon s’approcha en faisant trembler la terre et pencha sa petite tête triangulaire jusqu’à ce que ses yeux soient à la hauteur de ceux de son maître.

— Je vais te montrer un autre jeu. Accroupis-toi sur tes pattes de devant.

Ravi à l’idée d’apprendre quelque chose de nouveau, l’animal lui obéit sur-le-champ. Nartrach grimpa doucement sur son dos, à la base de son cou. Nacarat tourna la tête pour voir ce qu’il faisait là.

— Bats des ailes.

La bête les agita doucement, craignant de blesser cet humain si cher à son cœur.

— Plus vite !

Les membranes se tendirent entre les extrémités de ses membres et émirent un bruit sourd chaque fois qu’ils redescendaient. Lorsque ses pattes se soulevèrent du sol, Nacarat poussa une plainte de frayeur et s’immobilisa.

— C’était magnifique ! l’encouragea Nartrach.

Il sauta à terre et tendit la main vers le ciel. Le dragon y posa aussitôt le menton.

— Regarde les oiseaux. Ils ont des ailes, comme toi. Tu es capable de voler, toi aussi.

De jour en jour, Nacarat s’élevait de plus en plus haut, mais les atterrissages demeuraient catastrophiques. « S’il arrive chez les Fées de cette façon, il va complètement changer la géographie de leur pays », se découragea le jeune homme.

Puis, un matin, lorsqu’il se réveilla, Nartrach découvrit avec joie que son ami écarlate effectuait de grands cercles au-dessus de la maison en émettant des sifflements joyeux. Plus étonnant encore, il se posa devant lui en maîtrisant sa vitesse de descente.

— Mais comment est-ce possible ? se réjouit le jeune homme.

Nacarat se jeta sur le dos, faisant semblant de dormir, puis s’agita en poussant de petites plaintes.

— Tu as fais un rêve ?

Le dragon ouvrit ses yeux rouges et hocha vivement la tête.

— Tu as rêvé que tu volais ?

Nacarat se releva, saisit Nartrach par le col de sa chemise et le déposa à la base de son cou, comme Stellan le faisait jadis.

— Est-ce que tu as rêvé qu’un autre dragon te montrait quoi faire ?

Pour signaler qu’il avait enfin trouvé la bonne réponse, l’animal se mit à trépigner de joie. Puis, il prit son envol. Nartrach se cramponna, heureux de ressentir de nouveau le sentiment de liberté qu’il avait partagé avec son dragon précédent. Les premiers vols de Nacarat ne durèrent pas très longtemps, car il s’épuisait rapidement, mais, au bout de quelques mois, son endurance augmenta considérablement. Il était enfin prêt pour une excursion à l’extérieur du Royaume d’Emeraude.

Nartrach avertit donc ses parents qu’il serait absent pendant quelques jours, car il voulait en apprendre davantage sur les dragons. Wanda, Falcon et la petite Aurélys, maintenant âgée de douze ans, le regardèrent décoller vers l’ouest, en lui souhaitant qu’il trouve les réponses qu’il cherchait. Le jeune homme avait oublié à quel point il faisait froid dans le ciel. Heureusement pour lui, Nacarat était rapide, alors il atteignit le pays des Fées quelques heures plus tard. Nartrach repéra une clairière suffisamment vaste pour que l’animal s’y pose, mais ce dernier venait d’apercevoir l’océan. Puisqu’il n’avait jamais rien vu de plus grand qu’un lac, il manifesta tout de suite son intérêt pour tous les petits diamants qui scintillaient sur les flots.

« Je peux bien satisfaire sa curiosité », songea Nartrach. « Rien ne presse. » Il lui permit de descendre sur la plage de galets, à proximité des énormes menhirs qui formaient une barrière infranchissable devant le Royaume des Fées. Lorsque la vague toucha ses pattes, Nacarat fit un bond vers l’arrière en poussant un cri de surprise.

— C’est seulement de l’eau, froussard.

Le dragon baissa son long cou et voulut flairer le liquide, mais ce dernier se retira sur les petites roches. La vague suivante, un peu plus importante, lui submergea la tête. Il se redressa en s’ébrouant, obligeant son jeune maître à s’accrocher fermement.

— Tu vois bien que ce n’est pas dangereux.

Nacarat l’avait en effet très bien compris. Sans avertissement, il sauta dans l’eau en couinant de plaisir. Son cavalier n’eut pas le temps d’éviter la baignade. Sentant que le dragon allait rouler sur lui-même, Nartrach gagna la plage.

— Depuis quand les dragons aiment-ils l’eau ? s’étonna-t-il.

— Les anomalies font partie de la nature, lui répondit une voix féminine.

Nartrach lit volte-face et ne vit pas tout de suite la jeune femme perchée sur un rocher. Elle était vêtue d’une robe constituée d’une multitude de voiles vert tendre. Ses longs cheveux noirs cascadaient en boucles souples jusqu’à sa taille.

— Qui es-tu ? s’enquit le dragonnier.

— Je ne suis pas censée parler aux étrangers.

— Bon, d’accord. Je m’appelle Nartrach, fils des Chevaliers Falcon et Wanda d’Émeraude. Cela suffit-il pour que tu me révèles ton identité ?

— Je suis Améliane, fille du capitaine Kardey d’Opale et du Chevalier Ariane d’Emeraude.

— Tu es donc une Fée !

— C’est exact. Quelle est cette bête étrange ?

— C’est un dragon.

Le beau visage de la Fée se crispa.

— Il n’est pas dangereux, car je l’ai élevé moi-même. En fait, si tu fais pousser des carottes, il deviendra ton meilleur ami.

— Vraiment ?

Améliane se laissa glisser sur le sol et s’approcha de lui, regardant sa manche vide.

— Pourquoi n’as-tu qu’un seul bras ?

— Un homme-insecte me l’a arraché lorsque je n’avais que trois ans.

— Quand repoussera-t-il ?

— Probablement jamais… même si je croyais le contraire, quand j’étais petit.

— Je connais quelqu’un qui pourrait t’aider.

Nartrach haussa un sourcil avec incrédulité.

— La seule façon de savoir si je dis la vérité, c’est de me suivre, le défia Améliane.

— Nacarat, viens ! ordonna le jeune homme.

A regret, l’énorme animal sortit de l’eau et se secoua, éclaboussant l’humain et la Fée.

 

Renaissance
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